Les vaisseaux, un arbre de vie Les vaisseaux sanguins n'ont rien de simples tuyaux de canalisation inertes. "Les vaisseaux vivent leur propre vie, résume le professeur Pierre Corvol, professeur de médecine expérimentale au Collège de France, institution qu'il dirige. Ils influencent énormément les territoires qu'ils irriguent : ils leur apportent l'oxygène qui les nourrit, évacuent les déchets issus du métabolisme, les bactéries et les cellules." Ce réseau représente une interface énorme : la surface des vaisseaux capillaires à travers laquelle ont lieu tous les échanges entre l'air et le sang, indispensables à la vie, représente 130 m2, soit à peu près les trois quarts d'un terrain de tennis. Pour le professeur Corvol, qui a publié en 2008 L'Arbre vasculaire (éd. Odile Jacob), cette "quasi-autonomie" des vaisseaux s'illustre par le mécanisme de fabrication de nouveaux capillaires sanguins, l'angiogenèse. Le mécanisme-clé est ce que les Anglo-Saxons appellent l'"oxygen sensing", que l'on pourrait comparer à une sonde à oxygène et qui permet le "dialogue" entre les vaisseaux et le reste de l'organisme. Ainsi, lorsque la pression en oxygène dans le sang diminue ("hypoxie"), le phénomène est perçu par les cellules et retentit sur la croissance vasculaire par la dilatation des vaisseaux, par la création de nouveaux vaisseaux permettant d'accroître le transport d'oxygène et par le déclenchement de la synthèse d'érythropoïétine (EPO), qui favorise la croissance des précurseurs des globules rouges. "La réaction vasculaire met en jeu des programmes d'adaptation complexes en réponse à l'hypoxie. Parmi les gènes contrôlant la réaction, une place particulière est occupée par un "maître gène", codant pour le "facteur inductible par l'hypoxie" (HIF)", indique Pierre Corvol. Normalement, l'HIF est dégradé grâce à une enzyme. En cas d'hypoxie, cette enzyme est bloquée afin que la réponse vasculaire se développe. Autre exemple, chez la femme, lors de chaque cycle menstruel, de nouveaux vaisseaux apparaissent en vue de préparer une éventuelle grossesse. Cette formation a lieu sous l'action du facteur de croissance de l'endothélium vasculaire (VEGF). Le développement vasculaire doit être interrompu au bout de neuf mois, avec l'apparition de molécules anti-VEGF comme le "récepteur-R1 soluble du VEGF". D'où la mise en place de stratégies utilisant cette molécule pour s'opposer à la formation de nouveaux vaisseaux. Cette capacité d'adaptation s'illustre également via le tissu adipeux. Très dépendant de la vascularisation, il favorise la création de nouveaux vaisseaux. Si l'on bloque ce phénomène par une molécule antiangiogénique, des modifications apparaissent dans le tissu adipeux. "Chez la souris, il est possible de faire régresser l'obésité par ce biais", note le professeur Corvol. Les recherches sur les vaisseaux visent soit à en créer davantage, soit à les diminuer. "Dans ce domaine, il est plus facile de détruire que de construire", constate Pierre Corvol. Dans les maladies cardiovasculaires comme l'ischémie du myocarde, une partie du muscle cardiaque ne reçoit plus de sang. Si le VEGF favorise puissamment la formation de nouveaux vaisseaux, ces derniers sont de mauvaise qualité et sont trop perméables. "Pour faire de nouveaux vaisseaux, plusieurs facteurs de croissance sont nécessaires : il faut produire des cellules endothéliales, mais aussi plusieurs couches de cellules musculaires lisses", explique le médecin. Auparavant, on expliquait l'occlusion des artères et l'ischémie constatées dans l'artérite des membres inférieurs par un manque de facteur de développement vasculaire. En réalité, il s'agit d'un excès de facteur antiangiogénique, s'opposant à la formation de nouveaux vaisseaux. Toute la question est donc de trouver le moyen de promouvoir une circulation collatérale pour irriguer les tissus qui ne sont plus oxygénés. "C'est ce que l'on voit avec l'exercice physique, sans que l'on en comprenne la raison. L'oxygène est peut-être au coeur des choses, avec un couplage entre la dette en oxygène, qui existe lors de l'exercice physique, et la création de nouveaux vaisseaux ou l'ouverture de vaisseaux collatéraux", avance le professeur Corvol. L'étude de la rétine apporte également beaucoup d'enseignements sur les mécanismes qui régissent le développement des vaisseaux. Dans la dégénérescence maculaire liée à l'âge (DMLA) - première cause de cécité chez les plus de 50 ans -, un excès de vaisseaux provoque des hémorragies qui affectent le centre de la rétine, la macula. Deux formes de DMLA existent : l'une "humide" et l'autre "sèche". Dans la première, "les injections intraoculaires de molécules anti-VEGF donnent de très bons résultats et permettent même de récupérer un peu d'acuité visuelle", souligne Pierre Corvol. Chez le prématuré en réanimation, l'une des complications possibles de l'administration d'oxygène est le développement d'une hypervascularisation avec une destruction de la rétine. Il est donc impératif de bloquer cette croissance vasculaire. Un chercheur anglo-saxon a décrit une molécule qui agit sur les cellules pigmentaires de la rétine, possède des propriétés antiangiogéniques et s'accroît en fin de maturation vasculaire de la rétine. La molécule possède deux fonctions : s'opposer à la formation de vaisseaux mais aussi favoriser le développement des nerfs. Comme les vaisseaux sont très ubiquitaires, le champ des recherches dans ce domaine ne cesse de s'étendre. C'est le cas des travaux sur les liens entre vascularisation et cancer, qui a débouché sur des perspectives thérapeutiques, avec des molécules anti-VEGF. Dans les années 1970, l'Américain Judah Folkman a avancé l'idée qu'il serait possible de bloquer le développement de tumeurs cancéreuses en les privant d'approvisionnement sanguin. Formulée en 1998, l'hypothèse a été accueillie avec scepticisme. La stratégie reposant sur l'administration de molécules anti-angiogéniques, inhibant le facteur de croissance de l'endothélium vasculaire (VEGF) a cependant ouvert des perspectives thérapeutiques. Une tumeur ne peut pas se développer sans être alimentée par des vaisseaux, que ceux-ci soient détournés à son profit ou bien qu'ils aient été nouvellement formés. Or, le VEGF joue un rôle crucial dans le développement vasculaire, qu'il soit normal ou pathologique. Le réseau vasculaire tumoral est anormal, désorganisé et instable, et le manque d'oxygène des cellules tumorales déclenche la synthèse de VEGF. En s'opposant à son action, il serait possible d'affamer la tumeur comme un arbre privé de sève périclite. L'approche thérapeutique par des molécules anti-angiogenèse avait de quoi séduire, notamment car, contrairement à la chimiothérapie, elle paraissait pouvoir s'appliquer à toutes les tumeurs. Plusieurs des anticorps monoclonaux ont ainsi été testés chez la souris et chez l'homme. "Contrairement à ce que pensait Judah Folkman, les anti-VEGF ne bloquent pas tout. En fait, ils éradiquent les petites branches vasculaires et finalement aboutissent à une circulation tumorale de qualité", remarque le professeur Pierre Corvol, du Collège de France. Néanmoins, ils favorisent l'action de médicaments anticancéreux dans des secteurs mal vascularisés et renforceraient l'efficacité de la radiothérapie, qui marche d'autant mieux que l'oxygénation est meilleure. "Plutôt qu'une utilisation isolée des thérapeutiques anti-angiogéniques, qui n'a pas démontré qu'elle était efficace, il est logique de l'utiliser en association avec les traitements traditionnels que sont la chimiothérapie ou la radiothérapie", estime Pierre Corvol.